Qui croire ?

Publié le par Annick SB



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On a retrouvé le petit carnet de la fillette dans les fougères du bois.
On a interrogé tous les gens du village.
Ils ne comprenaient pas .
Personne ne comprenait en fait ce qui avait bien pu se passer, ni les gendarmes, ni le vieillard menotté et maltraité, ni les habitants révoltés, ni les journalistes aux aguets, ni moi.
Et c'était bien ça le plus grave.
Moi, je suis le juge et j'ai classé ce dossier - sans suite - après les nombreuses années d'instruction qui ont suivi ce mercredi après midi du mois de mai.

Je n'ai jamais plus rencontré dans ma carrière de faits aussi étranges, aussi sombres, aussi énigmatiques que celui ci.
Je n'ai jamais plus été dans cet embarras d'énigmes insolubles, d'interrogations sans fin, de questionnements sans réponse, d'absence de preuves, de dénouement.

Qui croire ?

Je me souviens qu'il y avait au village une petite fille prénommée Lola, oui, c'est ça, Lola et pas Lolita.
Sa mère avait longuement hésité à donner ce prénom à son enfant car dans le village voisin une fillette était née peu de temps avant, prénommée de la même manière.
Là-bas, la fillette s'appelait Lola mais tout le monde la surnommait "le petit chaperon rouge" car sa grand mère, couturière , patati patata ... enfin, vous voyez le truc quoi !
N'importe quoi !
A notre époque !

Dans le village, personne n'avait surnommée Lola d'aucune manière et c'était très bien ainsi.

C'était très bien ainsi car cette fillette, comme sa mère, aimait toutes les couleurs, sans distinction et n'aurait sûrement pas supporté une obligation vestimentaire colorée.
J'ai compris qu'elle aimait les couleurs en feuilletant son petit carnet.

Lola avait les cheveux couleur de boue, les yeux charbon et ses habits vert printemps égayaient les mèches brunes qui tombaient sur ses épaules.

Je dis ça pour faire nature, enfantin, pour vous faire un clin d'oeil aussi, je peux pas m'en empêcher, mais sur le dossier, rassurez vous, j'avais demandé à ma greffière de noter précisemment ceci :
" Lola S., née le premier mai 1990, cheveux châtains foncés, aux yeux noirs, habillée ce jour d'une tenue vert pomme - short + tee shirt en coton - ,portant des socquettes rouges et une paire de tennis blanches, mesurant un mètre 47 et pesant 33 kilos. etc, etc..."

Elle était jolie, gaie, rigolote ... insouciante ; enfin, c'est ce qu'on m'a rapporté
Elle avait tout pour elle comme on dit ; c'est ce qu'ils avaient déclaré les uns après les autres.
Ils avaient également souligné que, peut-être encore plus que les autres fillettes du même âge, elle possédait une capacité d'obervation sans pareille.
Elle passait son temps depuis le plus jeune âge à griffonner.
Apparemment, cela l'aidait à comprendre l'univers des adultes.

Tout se passait à merveille dans le meilleur des mondes...
Elle jouait.
Elle riait.
Elle imitait le bruit des animaux.
Elle lisait de nombreux livres.
Elle posait des questions.
Elle inventait les réponses.
Elle écrivait quelques mots avec des feutres vifs sur des petits carnets à spirales et rêvait, rêvait de transformer tout ça en de longues histoires.
Elle dessinait souvent sur d'autres carnets avec ses crayons de couleur ; elle adorait croquer la vie dans tous les sens du terme.
Un régal de petite fille chérie.
Elle grandissait, grandissait, grandissait ...

Tout allait très bien oui,
mais,
mais,
mais,
elle adorait les promenades en forêt et s'en allait souvent, seule, sans forcément prévenir son entourage de son départ.

Mais oui, c'est comme ça, vous allez avoir du mal à y croire, il lui arriva un jour une mésaventure extraordinaire.
Lola sortit un mercredi après-midi sans prévenir, comme d'habitude, pour aller se promener et à l'orée d'un bois voici ce qui se passa :

Elle tomba nez à nez avec un soldat endormi, genre "le dormeur du val" vous savez, parce qu'il faut bien dire une chose, mis à part celui là qu'on a tous en tête, on a quand même du mal à se les imaginer les soldats endormis dans les bois à notre époque et dans notre pays, peut-être encore plus de mal d'ailleurs que le loup dans nos forêts.

Oui, Lola avait fait un pas de trop sur le bord du chemin et un homme, étrangement vêtu - mi soldat, mi chevalier astral - était allongé sur les fougères sèches qui formaient ça et là des monticules, comme des tapisseries aux couleurs fanées jetées sur des fourmilières géantes.
Elle retint son souffle pour l'observer attentivement pendant de longues minutes.
Sa veste était kaki ; son pantalon fait d'une toile grisâtre était sale et tenait par de larges bretelles.
Ses chaussures en cuir noir étaient trouées.
A ses côtés, sur le sol, était posé un énorme sac kaki lui aussi, sur lequel était accroché un casque bombé.
Autour de son cou elle apercut une corde de chanvre ; elle semblait emmélée à sa longue barbe grise.
Elle sursauta.

Elle crut un moment que cet homme s'était pendu à la branche d'un arbre et qu'il était tombé ; elle chercha du regard le corbeau, le fromage, le renard pour appel à témoins mais personne ne vint déclamer quoi que ce soit et la corde qui pendait autour de son cou n'étant pas serrée, elle se dit que non, ce n'était pas un pendu.
D'ailleurs, il respirait encore.
Cela la rassura.
Elle n'avait pas du tout envie de croiser un pendu, ni un mort.
Elle avait entendu parler de choses et d'autres à leur sujet et voulait éviter la confrontation directe.
On ne sait jamais.

L'homme tout à coup sembla s'éveiller lentement et lui murmura péniblement avec sa bouche sèche :

- Regarde fillette, mes cheveux ont poussé, j'ai vieilli, je fatigue, je peine à marcher, à vivre, à respirer ; je peine à croire que la guerre est encore là et se poursuit et pourtant si tu savais...
Les armées de lézard jaunis qui se liquéfient parfois dans les camps en veulent toujours à mon casque sous lequel se dressent les ressorts du cerveau qui peuplent mes nuits et qui tôt ou tard ....

Il s'interrompit un moment, essoufflé puis repris comme s'il récitait une complainte :

- Regarde , mes cheveux ont poussé car je marche depuis des mois dans les régions boueuses, seul.
J'ai traversé des vallées, et des vallées et des vallées, à ta recherche, pour m'abreuver d'eau fraîche, pour parler, pour être aidé et enfin, enfin, te voilà.

Il s'arrêta à nouveau un long moment et Lola l'observa encore plus attentivement.
Ses ongles étaient sales.
Au coin de ses lèvres elle aperçut une trainée blanchâtre, pâteuse.
Elle était presque dégoûtée mais elle se rendit compte que les boutons de sa veste étaient multicolores ; c'était très étrange et très beau.
Cela contrastait avec le reste du personnage.
Et le vieux sauvage crasseux lui parut soudain captivant.

Cet homme ne semblait pas en être un en fait et c'est ça qui plaisait infinimment à Lola tout à coup.
C'était plutôt une créature, une chose, ni fantôme, ni démon, ni bête, légèrement répugnant et malgré tout attachant, une personne tout de même très étrange et qui parlait sans qu'elle comprenne excatement ce qu'il voulait dire.

- Mes cheveux ont poussé et les oiseaux se collent à eux avec leurs petites pattes griffues pour y nicher car le printemps est revenu ; des jets d'eau du torrent s'échappent des couleurs qui montent sur l'écorce des arbres abattus et grimpent comme des chenilles qui ne parviendront jamais à s'envoler avant d'atteindre la cîme.
Car tout est toujours trop loin.
Les arbres sont couchés, abattus aussi férocement que mes amis soldats l'ont été, hier, jadis, tout le temps ; ils ne se lèveront plus.
Tout le monde gît maintenant dans ce bourbier.
Nous sommes abattus et jetés dans cette boue acide qui ne brûle pas et qui pourtant pénétre et tue à la manière des jets d'eau ou de gaz des camps de la mort, de façon à ce que nous ressemblions tous rapidement à ces panthères noires enfermées qui rugissent sans fin dans des cages pour le plaisir gratuit de l'oeil et des oreilles de quelques passants sadiques.
S'il te plait , aide moi ...aide-moi ...


Lola était bien embarassée, vous le comprenez aisément, d'avoir fait une telle rencontre.
Elle ne comprenait pas du tout d'où pouvait bien sortir ce bonhomme et saisissait encore moins le sens de ses paroles.
Elle était intriguée.

La balade prenait une allure fantastique et même si elle détestait ces histoires où se mêlent le vrai, le faux, elle se sentait obligée d'agir en allant chercher des secours au plus vite, quitte à passer pour une petite folle auprès des villageois.

Elle ne comprenait pas très bien en réalité les deux notions propres à toute croyance : vrai et faux.
Elle écoutait souvent les souvenirs des anciens du village et ne savait jamais véritablement si ils inventaient leurs dires ou si les choses avaient pu être ainsi jadis.
Qui fallait - il croire en définitive ?
Et comment cela c'était - il véritablement passé ?

Croire.

Croire un instant que le soldat endormi va renaitre, que Rimbaud hallucinait, que c'était une farce, une pièce de théâtre en extérieur, un pari, c'est ça un pari, qu'on inventait dans les livres d'histoire les détails les plus cruels pour faire peur aux enfants, uniquement pour faire peur, que ça pouvait pas être vrai tout ça, toute cette souffrance, toute cette absurdité, toute cette folie.

Croire.

Un pari d'imbéciles qui voulaient lui faire peur ?
Elle hésitait, se questionnait tout en observant l'homme gisant à ses pieds.


Croire...

Le val était calme et puis là, dans les fougères, cet homme, perdu, agressif d'immobilité, de crasse, de paroles confuses, cet homme sans apparence humaine et pourtant pas bestial, inoffensif de faiblesse qui lui rapellait que oui, effectivement, on pressentait encore l'infâmie toute proche, que tout était hélàs possible, était vrai : la torture et l'abandon, les blessures et la misère, l'inespérance et tout le reste qu'on n'ose pas nommer de peur de le faire apparaître...

Croire .


Elle ne lui répondit pas et partit à toute allure en direction du village chercher des secours pour le sauver ... laissant tomber au sol son carnet à spirale.


Annick SB

Publié dans mystères

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F
bien composé, bien rédigé<br /> l'allure d'un texte professionnel / bravo :-)
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R
Joyeuses Paques avec toute ta petite tribu!!
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A
Merci beaucoup Viviane ; week end ensoleillé ... et chocolaté : hum !!!
R
je suis revenue souvent à cette histoire qui me bouleverse<br /> me met la tête à l'envers<br /> ...
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A
Le problème avec "cette histoire" comme tu dis, c'est que je n'aurai jamais le temps de la prolonger ... Drame de la vie à cent à l'heure ... les idées sont là, mais le temps d'en faire un vrai quelque chose, jamais !!!
L
impossible de faire un commentaire car je suis littéralement SUSPENDUE au récit : EN ARRET
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A
Maman, arrête de te prendre pour une araignée !!!
D
Annick la conteuse, j'adore ces récits ou l'irrationnel vient flirter avec le réel, ou le détail soudain transcende le quotidien - réel plaisir à lire ce récit, on en voudrait encore - en te lisant j'ai pensé tout de suite à un auteur qui sait jouer lui aussi de ce fantastique sournois et suggestif - connais-tu Claude Seignolle, ces nopuvelles sont de la même veine que celle là, l'histoire finie elle est comme blottie au fond de la mémoire - merci Annick
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A
Merci à toi pour ta lecture  ; je retiens Claude Seignolles ... quand j'aurai un moment .