Tryptique d'une fée d'hiver

Publié le par Annick Brillant

 1 - le miracle -


Ce fait-divers s'est passé il y a une vingtaine d'années environ, un tout petit peu moins très  précisément , mais pourquoi de la précision  ?
On en a pas besoin  ; c'est trop tard .
On est au 21 ème siècle , non !

Qu'importe après tout que cela se soit passé le 14 avril 1986 ou le 25 décembre de cette même année ?
Cela aurait-il changé quelque chose ?
Le courant traverse les vêtements de la même manière, qu'ils soient chauds  ou non , d'hiver ou d'été ?

Quelqu'un à l'atelier peut-il  me dire la composition des chaussures de sécurité sur les chantiers EDF ?
Et qu'est ce que j'en ferai de cette composition si vous aviez l'obligeance de me la communiquer ?
Pas grand chose !
Rien très exactement !
L'absence de divin dans cette terrible histoire ne nous manque pas .
Et pourtant la miracle a eu lieu.
C'est le temps du miracle qui lui était trop court .
Le manque est dans la durée.


Le matin, j'ai reçu un appel téléphonique dont je n'ai retenu que les dernières paroles :
" Tu vas devoir être courageuse ".
C'était son père à l'appareil.

Tous ceux qui me connaissent savent que je n'ai AUCUN courage .
Aucun !
Je suis une peureuse, une froussarde, une pétocharde , une trouillarde ... et si un sujet traitait des peurs sur l'atelier  , vous seriez obligés de vous désinscrire pour ne pas voir votre boîte mail exploser tellement j'en aurai des choses à écrire, tous les jours, toutes les heures.
J'ai toujours eu peur .

Alors me faire injonction d'en avoir - du courage - c'était déjà prévoir le pire .

Du courage en ai-je eu lorsque j'ai décroché le téléphone pour joindre l'Hôtel dieu de Marseille  - service des grands brûlés ?
Je ne sais pas exactement .
Ce n'était ni courage ni appréhension, je crois.

Le miracle se situe là .


Et le docteur Bonenfant, chef de service  dans cette unité spéciale a longtemps témoigné devant ses infirmières :

 - Le miracle, c'est qu'après que le courant - 60 000 volts - l'ai traversé de la tête aux pieds le projetant sur le sol avec un violence extraordinaire, il était encore en vie -

C'est ce qu'il m'a dit ce cher docteur au téléphone :
" Un miracle, madame,  il est brûlé à 90°/° ; seuls les pieds sont intacts ; et il est encore en vie."

J'ai balbutié :
" Vous allez le sauver ? "


Le docteur Bonenfant, la gorge serrée  m'a fait comprendre que le miracle était très court .
Le miracle ce n'est pas de la magie.
Le miracle ce n'est pas du merveilleux .
Le miracle se heurte aux limites de la Science.
Ce n'est pas beau un miracle, pas forcément.

Le miracle de la Vie ...

Et ...


Et il était encore en vie , car il attendait la nuit pour partir ...
Et il attendait la nuit pour partir, parce que la nuit, c'est calme ...
Et la nuit c'est calme, car les étoiles veillent sur les survivants .
Elles brillent .
Et elles brillent pour qu'on y croit .


Dans la nuit qui suivit cette atroce  matinée , sa mère et moi nous nous sommes réveillées à la même heure, envahies par une même chaleur ; terrifiées par le même sentiment de la Perte .
Nous l'avons senti partir, nous quitter .
Chacun choisirait-il son heure ?
Cette nuit là, et peu importe si ce n'était pas Noël, nous sommes devenues elle et moi , pour de longues années encore, victimes et complices de l'extraordinaire , de la magie de la mort ; nous avons eu la preuve que l'Amour est plus fort que la Mort .
Nous sommes devenues des fées d'hiver .

On ne croyait pas aux miracles avant ; maintenant non plus .
On a vu son  désir frôler sa  Mort et la détourner de quelques heures.
Il n'aurait jamais pu partir sans nous saluer elle et moi.
On a vu notre douleur s'acheminer vers l'espoir .
On n'aurait jamais pu le quitter sans le saluer , lui.
On a levé nos yeux vers le ciel , enfin vers le plafond de nos deux chambres.
Elle était à Dieulefit , moi à Marseille.
On a crié .
C'était fou, intense, atroce, long.
On a voulu croire.
On a voulu un miracle .
Il a eu lieu .
Il a duré moins de 24 heures,  mais la précision du temps n'a  aucune importance , je vous l'ai déjà dit .


PS : Les fées d'hiver sont des personnages féminins très fragiles, héroïnes du quotidien banal et parfois sordide de la société du 20 ème siècle .


 2 -  la cruauté -


La fée d'hiver  a 25 ans .
Elle est en manque .
Elle n'est ni alcoolique , ni toxicomane.
Elle vient de perdre son Amour de mort violente .
C'est cruel.
Elle est abattue .
Elle survit .
Elle vit.
Elle ne sait pas faire autrement car elle aime la Vie .
Elle est belle.

Après qu'elle  soit devenue bien malgré elle une fée d'hiver , elle a  plongé , elle  ne sait pas dans quoi exactement , pas dans la mer ça c'est sur !
Ni dans la merde non plus d'ailleurs, car elle n'était pas seule ; on l'a aidé.
Merci à tous ceux qui étaient là .
Merci à Sophie .

Elle a  plongé car la Vie avait décidé qu'elle ne la  mène plus, tout en la continuant.

Vous suivez ?
C'est la corbeille ou vous vous accrochez ?
Ce soir, elle a trois verres de Beaujolpif dans le nez  alors ça va déménager elle en est  sûre !

Enfin, c'était incroyable d'être robotisée et mise à l'écart tout en étant devenue un centre d'intérêt pour beaucoup .
Ca ne s'observe pas à la loupe une nana qui a perdu son Amour de mort violente, non, on n'oserait pas !
On cache la loupe  mais elle  la sent quand même, souvent, toujours .

Par exemple,en mai, elle est allée en boîte de nuit antillaise sur le Vieux port avec des amis et elle a dansé la biguine, et une copine, pas vraiment une amie, non, a prononcé ces mots malheureux de " veuve joyeuse" .
Car elle l'avait vu rire aux éclats en dansant.
Un mois après ; dans une boîte antillaise ;  en mai 1986.

Qui se souvient d'un seul jour de sa vie où elle  n'a pas ri ?
Personne .
Elle a peur et elle rit .
Imbécile heureuse ?
Non, pas vraiment .
Culpabilisée ?
Même pas .
Ecoeurée, ça oui .

Vous qui avez surement une belle culture littéraire, vous vous souvenez de l'interrogatoire de gendarmerie dans " Plume d'ange" de Nougaro ?
Si oui, continuez.
Si non , allez sur Google, tapez, "Plume d'ange - Nougaro "  et laissez-vous emporter par le texte .C'est son texte préféré.


Et bien oui, à l'interrogatoire, la fée d'hiver, elle  y était  .
A Gardanne précisemment ; l'adresse du chantier.
Incroyable , hein ?
Pas en mai, non, directement en avril, à chaud quoi ?


Complètement abasourdie qu'on puisse en être arrivé là !!!

On ne la soupçonnait pas de pédophilie, elle, non, ça non,  bien entendu .
Mais tout simplement d'être peut-être à l'origine d'un suicide .
Et oui, les assurances et tout et tout ... elle n'ont que ça à foutre de mener une enquête sur un jeune couple plein de vie, de gaité et d'amour qui part en fumée .
Un accident du travail ça se démontre dans une gendarmerie, pas sur le chantier !


Et elle a du  témoigner sur Procès Verbal ce qu'était leur Vie.
Elle a du  raconter son intimité à des gendarmes .
Elle ne fera plus l'Amour avec son Amour et elle doit leur  dire qu'ils  faisaient l'Amour.
Et ils disent ces cons : " Souvent, toujours, comment, pourquoi ? "

Elle ne mangera plus en tête à tête avec son Amour et il faut qu'elle raconte qu'elle mangeait le soir, le midi, parfois, tous les jours ; elle habitait à 10 mètres du " royaume de la Chantilly" sur le Vieux port à Marseille, et ils  en mangeaient souvent le dimanche , et ils jouaient avec même, et ils déconnaient et ils se marraient ; la Vie quoi !

Elle  ne se lavera plus avec lui dans la salle de bain , mais il faut qu' elle dise qu'ils  jouaient comme des amoureux, comme des gamins  sous la douche.

Il fallait qu'elle  raconte son projet de voir Mathilde naître .
Mathilde n'est jamais née .
Elle n'a pas eu le temps.
Les spermatozoïdes se sont arrêtés en chemin ; il ont été brûlés eux aussi .

Et elle le dit aux gendarmes tout ça, car en parlant elle a  l'impression que son Amour est là, derrière leur putain de porte et qu'il va l'emmener en lui disant : " n'aie pas peur, c'est fini ; c'était un cauchemar " . Il  est là ; elle le veut ; elle l'espère et elle raconte, elle raconte, elle raconte...
Elle est  pitoyable de naïveté.
Et elle a  peur, et c'est jamais fini, et c'est pas un cauchemar...


Elle s'en souvient comme si c'était hier .

IL LUI ONT FAIT SUBIR UN INTERROGATOIRE ALORS QU'ELLE  VENAIT DE LE PERDRE .

Elle  leur en veut toujours . A mort .

Elle n'en est  pas tout à fait remise .
Magré la Vie qui a pris le dessus, malgré les autres compagnons , malgré son mari , ses enfants, ses amis, malgré la Vie qui continue.

Dites docteur Bonenfant, avez - vous un petit miracle à lui proposer ?

S'il vous plait ?
S'il vous plait ?
S'il vous plait ?

Elle est cruellement en manque de miracle .


3 - la réalité -


Je me souviens ... elle fredonnait :

 " Ecoutez cette histoire que je vais vous conter , ...elle se passe en Provence au milieu des moutons, dans le sud de la France au pays des santons ..."

Constat :

Le ravi, froissé,  a glissé de sa terre en papier...
Les veillées ont hélas disparues depuis longtemps...
La fée d'hiver est  seule . Elle attend la révélation de sa réalité .



Son Amour n'est plus ; vous le savez .
Finis leurs  projets, envolés leurs rêves .
Trop meurtrie pour continuer " les études"... de sociologie  .
(Le sujet était sympathique pourtant : " Analyse du changement social à travers un exemple de littérature - Alice aux pays des merveilles - ")

Il faut trouver une autre idée, une autre réalité .

Passage obligé par l'Anpe :


Tests .


Des manivelles et des poulies que l'on tourne dans tous les sens ; du bidon, du bidon .
Elle  joue le jeu ; elle se prend au sérieux, elle répond,  coche, entoure, écrit ...et attend les résultats .

Surprise lorsqu'elle les lit .

Photographe !

Voilà ce que l'on lui suggère ! ( entre autre, mais en premier ! )
- sens aigu de l'observation , souci du détail , précision , émotion, sensibilité : tout y est !
 Même la déprime ils l'ont vu .

Vous croyez que France-dimanche voudra d'elle ? SOURIRES !!!

Il y a toujours une photo que l'on a oublié de prendre, un cliché qui n'a pas trouvé les mots.

Cette réalité proposée ne sera pas la sienne ; la fée d'hiver est allergique au révélateur .

 

Annick SB

Publié dans aupieddumur

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M
J'ai relu l'histoire de la fée d'hiver<br /> j'ai relu ce qui n'était à l'époque, vu de bien loin, pour les autres, qu'un fait divers<br /> et j'ai ressenti la même émotion,<br /> sans mots pour le dire,<br /> je t'embrasse,<br /> Martine
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M
<br /> QUAND L'AMOUR S ' EN VA ..........<br /> COMMENT OUBLIER ?
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V
c'est magnifique Annick, puissant, et libérateur.<br /> <br /> Continue.<br />
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